Les traitements de restauration employés sur
des manuscrits comportant des encres ferrogallique

Partie 1 : examen visuel des phénomènes de migration provoqués par l’emploi d’eau

in Actualités de la conservation , n° 26, janvier-décembre 2007

 

 

Le fonds des manuscrits de la Bastille, dont la plupart sont peu endommagés par les encres ferrogalliques, mais particulièrement salis, froissés, déchirés, voire lacunaires, illustre à lui seul les principales difficultés auxquelles sont confrontés les restaurateurs ayant à intervenir sur des manuscrits.

 

Les méthodes utilisées pour nettoyer, défroisser, fermer les déchirures, combler les lacunes s’accompagnent souvent d’un apport d’eau plus ou moins important. Les encres ferrogalliques présentant une certaine affinité avec l’eau, des modifications de l’aspect visuel des manuscrits sont toujours possibles au cours de ces traitements : perte de tonalité du tracé, éclaircissement du papier, migration de composés brunâtres autour des inscriptions, ou encore au verso des traits. Ces risques, dont l’appréhension est variable d’un restaurateur à l’autre, n’ont jamais été évalués de manière objective et rigoureuse.

 

Depuis 2004, une réflexion a été entamée au sujet de la restauration des manuscrits au sein de la Bibliothèque nationale de France (Actualités de la conservation n°21). Une partie des recherches réalisées au CRCC dans le cadre de ce projet vise à évaluer les migrations ayant lieu sur des manuscrits anciens suite à des traitements aqueux. Ces travaux ont pour objectif d’identifier les traitements les moins risqués et de définir si possible des méthodes permettant de diagnostiquer le risque. Nous présentons dans cette communication l’état d’avancement et les perspectives de cette recherche.

Méthodologie

La méthodologie choisie privilégie l’examen d’originaux. Deux lots de manuscrits sans valeur datant des XVIIIe et XIXe siècles ont été sélectionnés, tous écrits à l’encre ferrogallique (1) et en relativement bon état de conservation. A priori aucune encre ne contient de colorant synthétique. Le premier lot, appelé "Lot A", rassemble 13 manuscrits d’origines très diverses et pour lesquels la couleur de l’encre est plus ou moins foncée. Le second, appelé "Lot B", est issu d’une même liasse d’états de frais et comprend des manuscrits qui datent de 1818 à 1896. Dans ce second lot, beaucoup plus homogène, les papiers ont un aspect similaire et des grammages proches. Dans chaque manuscrit, plusieurs échantillons de quelques centimètres carrés ont été découpés, chacun destiné à un traitement aqueux différent. Les effets secondaires de ces traitements ont ensuite été évalués par un examen visuel, principalement réalisé à l’aide de macrophotographies sous lumière du jour.

Ils ont été classés en trois types :

  • pertes de tonalité de l’encre,
  • migrations latérales de composés colorés (formation d’un halo),
  • et migrations transversales de composés colorés (au verso du papier).

Nous avons séparé les effets de nature flagrante, clairement identifiables au sein d’un atelier, de ceux qui sont subtils, car seulement identifiables en comparant des macrophotographies prises avant et après traitement (figure 1).

 

Figure 1 : Quelques exemples de modification d’aspects visuels
Figure 1 : Quelques exemples de modification d’aspects visuels

haut : prises de vue
avant traitement.
bas : prises de vue
après traitement.
Échantillon A :
migrations latérale
et transversale
flagrantes
Échantillon B :
migrations latérale
et transversale
subtiles
Échantillon C :
perte de tonalité
flagrante

 

Pour évaluer les possibilités de diagnostic, nous avons effectué sur les manuscrits des tests de solubilité des encres de la manière suivante : 0,1microlitre d’eau distillée est déposé sur l’encre, dans une zone où le trait est le plus épais possible. Un papier buvard Cobb est immédiatement mis en contact pendant 20 secondes avec une pression correspondant à un poids de 5kg appliqué sur une surface de 4 cm2. Cette opération est répétée trois fois à une minute d’intervalle sur le même point, de façon à repérer les encres susceptibles de "décharger" de manière progressive. Sur chaque manuscrit, trois tests de solubilité ont ainsi été réalisés. Les encres sont dites "non solubles" lorsque aucune marque n’est visible sur le papier buvard. Ces tests de solubilité ont été complétés par des mesures d’absorption d’eau du papier. Ces mesures correspondent au temps nécessaire pour qu’une goutte de 0,1 microlitre d’eau soit absorbée par le papier. Une très grande dispersion des mesures étant observée sur les papiers anciens, nous avons, pour chaque manuscrit, considéré quatre moyennes de 10 mesures, chacune réalisée au recto et au verso du papier vierge, ainsi qu’au recto et au verso du tracé.

 

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Les traitements aqueux testés

Pour minimiser les effets secondaires liés à la solubilité des encres, quelques règles simples sont communément admises par la communauté des restaurateurs. Par exemple, lorsqu’un document doit subir un traitement par bains, les temps d’immersion choisis sont généralement les plus courts possible ; les encres ferrogalliques étant peu solubles à l’alcool, des mélanges d’eau et d’alcool peuvent être employés pour limiter les problèmes de solubilité ; des solutions saturées de bicarbonate de calcium sont parfois préférées à l’eau pure, car on considère qu’elles sont moins efficaces à l’extraction des produits solubles; les techniques d’humidification "douces" utilisant par exemple du Goretex® peuvent être privilégiées par rapport à des traitements par pulvérisation ou immersion, car jugées moins "interventionnistes" ; enfin, il a été avancé que l’emploi d’alcool pur avait un rôle "fixant" sur les encres ferrogalliques (2).

Pour évaluer la pertinence de ces règles, nous avons mis en œuvre les traitements "types" résumés dans le tableau 1.

 

Après chaque traitement par immersion, les échantillons ont été "gouttés" en plaçant la tranche des papiers au contact d’un papier buvard. Quant à l’humidification sous Goretex®, elle a été réalisée de la manière suivante : les échantillons ont été placés entre deux toiles de sérigraphie, entre deux films de Goretex® (face lisse côté échantillon), puis entre deux buvards Cobb de 17 x 17 cm

Tableau 1 : description des différents traitements aqueux menés sur les manuscrits

Tableau 1 : description des différents traitements aqueux menés sur les manuscrits

imprégnés chacun de 15 ml d’eau distillée. La mise au contact se fait par le poids d’une plaque de verre placée sur l’ensemble. Tous les échantillons ont séché après traitement en étant simplement posés sur une claie, dans une pièce climatisée à 50 % HR et 23°C.

 

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Synthèse des observations

De manière générale, nous avons constaté que les traitements aqueux s’accompagnent d’un grand nombre de migrations subtiles qui ne sont pas perçues par les restaurateurs. Pour les traitements par immersion, le nombre de migrations latérales observées reste assez similaire au nombre de migrations transversales, et elles ne seront donc pas commentées spécifiquement. Nos observations réalisées sur le lot A, résumées sur les figures 2 et 3, confirment l’importance du temps d’immersion. Plus ce paramètre est important, plus il y a un risque de perte de tonalité de l’encre. Un éclaircissement du papier est aussi généralement observé. Pour les encres dont la couleur est sombre, cette perte de tonalité reste très subtile, et n’est généralement pas perceptible à l’oeil nu.

 

Figure 2 : Nombre d’échantillons du lot A sur lequel on observe une perte
de tonalité du tracé
Figure 2 : Nombre d’échantillons du lot A sur lequel on observe une perte de tonalité du tracé. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué.
Figure 3 : Nombre d’échantillons du lot A sur lequel on observe
                   une migration transversale de composés colorés
Figure 3 : Nombre d’échantillons du lot A sur lequel on observe une migration transversale de composés colorés. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué.

 

Limiter le temps d’immersion d’un traitement aqueux ne permet toutefois pas de limiter les effets secondaires : la figure 3 indique que les migrations transversales sont d’autant plus importantes que les temps d’immersion sont courts. En effet, la solubilisation de certains produits n’est généralement pas immédiate. Si l’échantillon est sorti du bain, et reste mouillé, les produits solubilisés qui n’ont pas eu le temps de passer en solution migrent dans le papier.

L’utilisation d’une solution de bicarbonate de calcium ne nous a pas semblé réduire le risque de migration. Sur les figures 2 et 3, les différences observées entre les échantillons traités avec de l’eau pure et ceux traités avec le bicarbonate de calcium sont trop faibles pour être significatives.

 

Les encres ferrogalliques ne sont pas solubles à l’alcool. Ce fait a été vérifié sur le lot B. La figure 4 montre qu’il n’y a aucune migration sur les échantillons immergés dans l’éthanol pur. Toutefois, le fait d’utiliser des mélanges eau/alcool ne permet pas de limiter les risques, bien au contraire. Davantage de migrations sont relevées avec les mélanges eau/alcool qu’avec l’eau pure. Ce fait s’explique de la manière suivante : l’ajout d’alcool favorise la pénétration de l’eau dans le papier et donc l’accès aux produits solubles. Mais il est fort probable que la présence d’alcool limite l’extraction de ces produits dans le solvant. Plutôt que de partir en solution, ces produits migrent donc dans le papier.

Figure 4 : Nombre d’échantillons du lot B sur lequel on observe
une migration transversale de composés colorés. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué
Figure 4 : Nombre d’échantillons du lot B sur lequel on observe une migration transversale de composés colorés. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué.
 

La figure 5 représente le nombre de migrations observées sur le lot B lorsque les échantillons sont humidifiés de manière "douce" en employant du Goretex®. Ce nombre est bien supérieur à celui que l’on obtient pour les traitements par immersion. Là encore, les produits solubilisés par l’apport d’eau, ne pouvant partir en solution, migrent dans le papier.

Quant à l’action "fixante" de l’éthanol, elle n’a pas été mise en évidence. Sur les échantillons du lot B, le traitement des échantillons à l’alcool préalablement à l’humidification sous Goretex® n’a en rien limité les phénomènes de migrations latérales et transversales.

Figure 5 : Nombre d’échantillons du lot B sur lequel on observe
une migration transversale ou latérale de composés colorés. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué
Figure 5 : Nombre d’échantillons du lot B sur lequel on observe une migration transversale ou latérale de composés colorés. Ce nombre est représenté en fonction du traitement appliqué.

 

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Évaluation des tests préliminaires

Les tests de solubilité d’encre se sont avérés insuffisants pour prédire les risques de migration. Par exemple, sur les 53 manuscrits du lot B testés, 8 ont montré des tests de solubilité négatifs. Parmi ceux-ci, 6 ont donné lieu à des migrations flagrantes ou subtiles au cours d’une immersion pendant 5 minutes dans un mélange eau/alcool contenant 66 % d’eau. Les tests d’absorption du papier donnent quelques indications complémentaires permettant d’interpréter certaines migrations. Ainsi, dans un traitement par humidification (comme le traitement au Goretex® de la figure 5) les migrations transversales sont plus importantes que les migrations latérales. Cette observation nous semble liée au fait que le papier est généralement plus hydrophile au recto et au verso du tracé, que dans les zones vierges. Le caractère hydrophile du papier au niveau du tracé constitue à notre avis un facteur de risque non négligeable.

Ceci étant, en dépit de toutes ces remarques et malgré nos efforts, il ne nous a pas été possible, en rapprochant les tests préliminaires avec les effets observés, de dégager une méthode de diagnostic fiable des risques encourus.

Conclusion et perspectives

Il ressort de ce travail que la quasi-totalité des tracés présente un risque de migration, qui ne peut être anticipé par les tests préliminaires. Ces migrations, d’amplitudes variées, restent pour la plupart très subtiles. Elles sont favorisées par les paramètres qui facilitent la pénétration de l’eau dans le papier et par ceux qui limitent le passage en solution des produits solubilisés. Comme les modifications visuelles qu’elles entraînent sont généralement peu perceptibles dans des conditions d’atelier et n’altèrent pas la lisibilité du manuscrit, ces migrations sont souvent tolérées. Cependant, il est fort probable que, au niveau du tracé, une diffusion de fer ait lieu au coeur du papier, ce qui aurait des conséquences dramatiques à long terme. Il est envisagé de poursuivre ce travail en essayant de mesurer cette diffusion par des méthodes très sensibles comme l’analyse par faisceaux d’ions. Dans l’état actuel des choses, il nous semble important de prendre en compte le risque de migration du fer dans les choix d’intervention sur les manuscrits. Dans le cas de traitements par humidification, nous sommes en train d’approfondir ce travail en explorant l’effet de méthodes d’humidification plus douces. Dans le cas de traitements par immersion, le risque de migration décroît avec le temps d’immersion, mais d’autres effets indésirables accompagnent alors le traitement. En particulier, la composition chimique du manuscrit et la couleur du papier évoluent alors de manière significative. Ces effets ont été étudiés sur quatre manuscrits "types" et seront discutés dans une prochaine communication.

 

Véronique Rouchon, coordination, Centre de Recherches sur la Conservation des Collections
Blandine Durocher, restauratrice d'Arts Graphiques
Marine Letouzey, restauratrice d'Arts Graphiques
Julie Stordiau Pallot, restauratrice d'Arts Graphiques

 

Remerciements
Ce travail a été réalisé avec le soutien financier de la Bibliothèque nationale de France, qui a permis à Blandine Durocher, Marine Letouzey, et Julie Stordiau de réaliser les expérimentations nécessaires. Nous tenons à remercier également les restaurateurs et les ingénieurs de la Bibliothèque nationale de France, qui ont apporté leur expérience à ce projet : Véronique Belon, Madeleine Blouin, Myriam Eveno, Olivier Joly, Alain Lefebvre, Dominique Saligny et Thi Phuong Nguyen.

 

(1) L’identification de la nature ferrogallique des encres a été réalisée à l’aide du papier indicateur de présence de fer(II) commercialisé par la société Preservation Equipment Ltd (www.preservationequipment.com, Iron Gall Ink Test Paper)

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(2) S. Choi, M. Zinsmeister, Introducing Calcium Phytate and Calcium Bicarbonate in the treatment of Historically Significant 18th Century American Iron Gall Ink Manuscripts, Communication, 2nd Iron Gall Ink Meeting, 24-27 janvier 2006, Newcastle. Cette communication rapporte le fait qu’environ 5000 feuillets datant de la guerre d’Indépendance (1775-1783) ont été immergés dans un bain d’éthanol, puis séchés, avant de subir un traitement aqueux par bain. Les auteurs indiquent avoir remarqué que cette pratique limitait les risques de migration.

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