Étude comparative des quatre procédés
de désacidification de masse : conclusions

Programmes de recherche de la BnF 1994-2000

in Actualités de la conservation, n° 22-23, janvier-juin 2005

Dans le cadre des recherches entreprises sur la désacidification de masse et le renforcement des papiers acides, la Bibliothèque nationale de France lançait, en 1994, un vaste programme articulé en deux étapes.

 

La première étape consistait à mettre au point et à développer un nouveau procédé d’imprégnation des livres contenant des papiers acides et fragilisés (procédé SEPAREX), fondé sur l’utilisation d’un fluide à l’état supercritique comme vecteur (CO2) et de produits à action désacidifiante et renforçante. Le programme de travail avait une durée de trois ans et huit mois et comprenait deux phases successives :

Les travaux effectués dans le cadre de la convention ont été évalués par un comité scientifique, composé de six scientifiques français choisis dans le milieu du CNRS et des universités et de six représentants de l’administration française.

 

La deuxième étape (1998-2000) avait pour but de comparer les résultats obtenus par le procédé Separex avec les procédés en vigueur à cette époque tels Battelle, Bookkeeper et Sablé avec des livres du pilon de la BnF et des livres tests constitués de papiers neufs, vieillis artificiellement pour une partie d’entre eux et dont les caractéristiques étaient parfaitement connues. Les procédés Papersave Swiss et Bückeburg n’étaient pas encore au point et n’ont donc pu être évalués. Comme on le verra dans l’article suivant, Papersave Swiss est une version améliorée du procédé Battelle.

Cette comparaison s’est effectuée sur deux volets :

Les résultats de l’étude comparative ont révélé qu’à l’exception du procédé Separex, jugé inférieur, les procédés de désacidification de masse ont montré des degrés d’efficacité similaire. Toutefois, les nuances suivantes peuvent être apportées :

Les résultats de cette étude comparative ont été discutés par le comité scientifique. Il a été convenu d’abandonner l’étude Separex, la société reconnaissant ne pas pouvoir être en mesure d’améliorer le procédé.

 

Méthodologie

Les méthodes employées furent les suivantes :

  • Tests visuels
    Les critères d’évaluation suivants ont été choisis : odeur, déformation des plats de couvrure et des corps d’ouvrage, marque de séchage, dépôt de sel, solubilisation des encres manuscrites et imprimées, modification des illustrations et dégradation des corps d’ouvrage.
    Ces tests ont été réalisés les 8 et 21 janvier 1999 par des agents de la BnF. Le traitement des livres dans les quatre installations a eu lieu entre les mois de juillet et novembre 1998.
  • Etude TNO
    Cette étude comparative lancée en 1998 est basée sur les critères suivants :
    • répartition et distribution de la réserve alcaline dans le papier,
    • effets de la désacidification sur les attaques acides internes et externes,
    • effets des composés alcalins formés après le traitement sur les propriétés chimiques, physiques et mécaniques du papier.
    Trois types de papiers ont été utilisés pour la réalisation de cette étude :
    • TNO P1 : papier à base de pâte 100 % chimique (bisulfite) blanchie, sans encollage ni additifs ;
    • CTP P2 : papier à base de pâte 100 % chimique (bisulfite) blanchie, encollé à la colophane en milieu acide, pré-vieilli pendant 12 jours à 90° C et 50 % humidité relative (HR);
    • TNO P3 : papier contenant 75 % de pâte mécanique et 25 % de pâte chimique (bisulfite) blanchie, encollé à la colophane en milieu acide, addition de kaolin (permet d’augmenter la blancheur du papier).
    Ces papiers ont été traités sous la forme de livres de 250 pages avec reliure Bukram, format A4. Les procédés ont été évalués sur la base des critères suivants :
    • homogénéité des différents traitements de désacidification ;
    • tests chimiques, physiques et mécaniques.

 

Présentation des études et de leurs résultats

  • Tests visuels
    Les résultats des tests visuels apportent les informations suivantes :
    • Séparex
      - déformations importantes des corps d’ouvrage et des plats de couvrure ;
      - irisation des illustrations ;
      - solubilisation des encres manuscrites et imprimées;
      - dépôts de sels très importants observés sur la plupart des couvertures pelliculées et également dans la majorité des corps d’ouvrage.
    • Sablé
      - altération des illustrations ;
      - solubilisation de certaines encres manuscrites, mais à un degré moindre que le traitement Séparex ;
      - dépôts de sels (proportion moins importante que le traitement Séparex).
    • Battelle
      - irisation des illustrations (plus faible que Sablé) ;
      - solubilisation des encres manuscrites et imprimées (degré plus faible que Séparex) ;
      - dépôts de sels (même proportion que Sablé).
    • Bookkeeper
      - Dépôts de sels.
    Aucun procédé ne donne entièrement satisfaction. Toutefois, le procédé Bookkeeper se distingue par son innocuité sur les encres et les illustrations. Le procédé Séparex est celui qui est le moins performant.
  • Etude TNO
    Le matériel de référence
    Ces travaux ont visé à établir une base par rapport à laquelle l’efficacité des procédés de désacidification de masse pourra être évaluée.
    Le matériel de référence a été séparé en deux lots. Le premier a été soumis à un vieillissement artificiel à la chaleur et à l’humidité (90° C, 50 % HR pendant 12 jours). Le second a été exposé à la pollution atmosphérique, à des concentrations correspondant à 500 fois environ celles mesurées dans une atmosphère urbaine européenne (dioxyde de soufre 10 ppm, oxyde d’azote 20 ppm).
    Les papiers ont ensuite été soumis à des tests chimiques (pH, réserve alcaline, indice de cuivre), physiques (blancheur, opacité, degré d’hydratation, etc.) et mécaniques (tests de résistance mécaniques). La majorité des tests a été effectuée sur deux types de papiers, TNO P1 et TNO P3, le papier fourni par la BnF (CTP P2) ayant été reçu tardivement.
    En plus de donner le point de comparaison nécessaire à la poursuite de l’étude, les travaux sur le matériel de référence ont permis de montrer que les papiers de référence ne renfermaient pas de magnésium.
  • Comparaison de l’homogénéité de la distribution des agents de désacidification dans des lots de documents traités dans les unités de désacidification de masse de Sablé, Séparex, Battelle et Bookkeeper
    Cette étude avait pour but de quantifier et d’étudier la répartition de la charge alcaline des trois types de papiers décrits plus haut.
    • Détermination de la réserve alcaline par spectroscopie d’émission atomique (AES)
      Cette méthode d’analyse consiste à déterminer la quantité totale de magnésium contenue dans un échantillon de papier de masse connue (les résultats sont présentés en % d’équivalent carbonate de calcium). Les mesures ont été effectuées à deux endroits de la feuille : extrémité et centre.
      Les procédés Battelle, Bookkeeper et Sablé apportent une réserve alcaline comparable (environ 0,6 %). La réserve alcaline apportée par le traitement Séparex est la moins importante (5 à 10 fois inférieure aux autres procédés).
      La teneur en magnésium est toujours plus élevée en marge, qu’au centre du document (1,3 fois plus importante).
    • Analyse de la répartition de la réserve alcaline par détection au rayon X (EDX)
      La méthode EDX couplée à un microscope électronique à balayage permet de déterminer les différents éléments chimiques qui entrent dans la constitution d’un matériau sur une zone microscopique déterminée.
      Deux types de balayages ont été effectués : balayage sur la surface et dans l’épaisseur de la feuille.
      Séparex : deux papiers sur trois révèlent une très faible quantité de magnésium sur la surface et à des niveaux sous-jacents. Toutefois, les quantités détectées étaient sous le seuil de détection pour les papier CTP P2 et TNO P3, alors que pour TNO P1, aucune quantité de magnésium n’a pu être détectée.
      Sablé, Battelle et Bookkeeper : la distribution du magnésium sur la surface des feuilles apparaît homogène. Par contre, dans l’épaisseur, la répartition ne l’est pas. Le magnésium semble se concentrer surtout à la surface dela feuille, sans vraiment pénétrer les couches internes.
    • Visualisation des fibres par microscopie électronique à balayage
      Bookkeeper : la réserve alcaline se présente sous forme de petits grains de 1 à 2,5 μm de diamètre disposés autour des fibres de papier.
      Battelle et Sablé : l’absence de grains de magnésium visible en microscopie électronique à balayage peut permettre de supposer que la réserve alcaline se dépose sous forme d’une très fine couche à la surface du papier.
    • Conclusions
      Les procédés Battelle, Sablé et Bookkeeper déposent une réserve alcaline de l’ordre de 0,6 %. Cette réserve alcaline est homogène seulement en surface de la feuille. Pour tous les types de papiers, on observe que les marges des documents contiennent plus d’oxyde de magnésium que le centre.
      L’oxyde de magnésium se présente sous forme d’une très fine couche disposée autour des fibres pour les procédés Battelle et Sablé et sous forme de petits grains pour le procédé Bookkeeper.

Comparaison des quatre procédés de désacidification de masse : résultats des tests chimiques, physiques et mécaniques

Ce rapport présente les résultats obtenus pour les papiers ayant été traités avec les quatre procédés de désacidification. À la suite du traitement de désacidification, ces papiers ont été soumis soit à un vieillissement artificiel, soit à une exposition à la pollution atmosphérique aux mêmes conditions que pour le matériel de référence.

  • Tests chimiques
    Les tests chimiques permettent de mesurer et de comparer la réserve alcaline et le pH apportés par les différents procédés, de démontrer le rôle protecteur de l’agent de désacidification en condition de pollution atmosphérique ou de vieillissement artificiel et d’obtenir des indications sur l’intégrité des molécules de cellulose, par la mesure de l’indice de cuivre et du degré de polymérisation.
    • pH
      Tous les procédés de désacidification de masse augmentent le pH des papiers jusqu’à une valeur de 10 environ, même si ceux-ci sont acides au départ.
    • Effets de la pollution et du vieillissement artificiel
      Le rôle protecteur de l’agent de désacidification peut être démontré en fonction de sa capacité à réduire les effets de la pollution atmosphérique. Le dioxyde de soufre et le dioxyde d’azote peuvent, en réagissant avec l’eau résiduelle présente dans le papier, former de l’acide sulfurique et de l’acide nitrique, responsables de l’acidification du papier. De plus, le dioxyde d’azote peut entraîner des réactions d’oxydation du papier, ce qui contribue également à fragiliser le papier.
      Pour tous les types de papiers, un comportement similaire est observé. Les résultats ont montré l’effet protecteur de la réserve alcaline des différents traitements. Toutefois, le procédé Séparex (qui a la plus faible réserve alcaline) semble avoir un effet protecteur de plus courte durée que les autres procédés. En effet, après 24 heures d’exposition à la pollution, la réserve alcaline a été nettement épuisée. La neutralisation des acides formés au cours de l’exposition à la pollution ne se fera donc plus. Les molécules de cellulose se dégraderont de façon très importante, plus rapidement, et les propriétés mécaniques des papiers seront nettement amoindries.
      Pour ce qui est des réactions d’oxydation, les papiers traités par le procédé Bookkeeper semblent être moins sensibles à l’action oxydante du dioxyde d’azote, alors que ceux traités par le procédé Séparex semblent particulièrement sensibles.
  • Indice de cuivre et degré de polymérisation
    L’indice de cuivre et le degré de polymérisation sont des indicateurs de l’altération des molécules de cellulose. Ces tests chimiques tendent à démontrer que le procédé Battelle se démarque légèrement des autres procédés contre les effets du vieillissement artificiel. Tout comme le procédé de Sablé, sa réserve alcaline se répartit en une fine couche autour des fibres et comme semble le confirmer les essais de captation des polluants et certains tests chimiques, elle pénètre intimement à l’intérieur des fibrilles. De cette façon, le magnésium protégerait les molécules de cellulose des agressions chimiques. L’écart entre le degré de protection des procédés Batelle et Sablé pourrait s’expliquer par le fait que la réserve alcaline de Batelle possède un élément en plus, le titane. On ne peut expliquer pour le moment pourquoi le titane apporterait une protection accrue.
    Dans ce contexte, le procédé Bookkeeper serait moins efficace. En effet, sa réserve alcaline se dépose sous forme de petits grains dont la taille ne peut permettre une pénétration à l’intérieur des fibres. La réserve alcaline reste donc en surface des fibres. Il ne peut protéger la cellulose des attaques oxydatives qui surviennent lors du vieillissement. Par contre, les tests semblent démontrer son rôle protecteur contre la pollution, où se produisent essentiellement des attaques acides.
  • Tests physiques
    Des analyses physiques (degré d’humidité, perméabilité, opacité et blancheur) ont été effectuées afin de vérifier l’effet des différents procédés sur la texture et l’apparence des papiers. En général, les procédés de désacidification de masse ne modifient pas de façon significative les propriétés physiques des papiers.
  • Tests mécaniques
    Les propriétés mécaniques, comme la résistance à la traction, au pliage et à la déchirure sont des indices de performance des papiers. Plus il y aura dégradation, plus ces valeurs seront faibles. En général, les procédés Battelle, Sablé et Bookkeper ont un comportement similaire face aux différents tests de résistance mécanique. Ces procédés offrent une protection contre les agressions acides. Toutefois, après une exposition à la pollution, les propriétés mécaniques diminuent légèrement, mais moins que si les papiers n’avaient pas été traités. Cela montre que bien qu’il existe une protection, il se passe quand même des phénomènes d’hydrolyse. La présence d’une réserve alcaline n’empêche pas tous ces phénomènes.
    Le procédé Séparex offre une protection faible après exposition à la pollution et au vieillissement artificiel. Cela peut être facilement expliqué par le fait qu’au départ, la réserve alcaline étant insuffisante, elle est rapidement consommée et ne peut donc plus neutraliser les acides dans le papier et que les concentrations de polluants sont extrêmement élevées. Il est intéressant de faire remarquer que la souplesse du papier pré-vieilli (CTP-P2) augmente après un traitement avec les procédés Séparex et Sablé. Ce sont les seuls procédés qui utilisent de l’éthanol comme solvant. On ne peut expliquer pour le moment en quoi l’éthanol jouerait un rôle favorable.

Conclusions

Le procédé Séparex est celui qui dépose la réserve alcaline la moins importante.

 

Les procédés Battelle, Sablé et Bookkeeper sont comparables. Toutefois du point de vue chimique, le procédé Battelle semble avoir un léger avantage contre les effets du vieillissement artificiel.

 

Au regard de l’importance des effets secondaires constatés sur les différents ouvrages lors du test de comparaison visuelle, il semble que le procédé Bookkeeper soit celui qui en génère le moins. En effet, les procédés Sablé et Battelle altèrent les illustrations et solubilisent certaines encres (manuscrites et imprimées).

 

Bien que les tests chimiques soient plutôt favorables au procédé Battelle, ces avantages apparaissent mineurs en comparaison des dommages visibles qui viennent d’être évoqués. Par conséquent, il semble que le procédé Bookkeeper soit le plus approprié.

 

 

Nathalie Buisson, Département de la Conservation, Laboratoire