La désacidification au centre de Sablé :
bilan de 15 ans d'expérience

in Actualités de la conservation, n° 22-23, janvier-juin 2005

En 1979, le rapport CAILLET fait état de la situation de dégradation dans laquelle se trouve un grand nombre de livres de la fin 19e siècle et du 20e siècle.

À la suite de ce rapport, un plan de sauvegarde est mis sur pied avec 2 missions principales :

Le Centre de recherche pour la conservation des documents graphiques (CRCDG) est alors chargé de proposer à la Bibliothèque Nationale un procédé de désacidification de masse. À cette époque, seuls deux procédés de masse existaient et ils étaient toujours en cours d’élaboration en Amérique du Nord.

Le premier, un procédé en phase gazeuse au diéthyl de zinc, apparaissant très satisfaisant sur l’aspect chimique et ne comportant pas d’effets secondaires sur les documents. De plus, ce procédé permettait de grandes capacités de traitement. Seul problème, le gaz utilisé est extrêmement dangereux à manipuler et nécessite des installations sophistiquées et fort coûteuses.

Cette technique exploitée aux USA par Texas Alkyl Corporation a fini par être abandonnée à la suite de deux accidents qui ont détruit les installations.

Le CRCDG s’est donc tourné vers l’autre solution existante à l’époque : un procédé en phase liquide sous pression, développé par la Société Wei T’o. Cette dernière avait déjà une certaine expérience dans l’exploitation du procédé grâce à une petite installation aux Archives Nationales du Canada depuis 1979. Ce procédé aux capacités plus modestes mais techniquement plus simple et financièrement plus abordable a été retenu par le CRCDG qui a étudié les conditions optimales du traitement (temps de contact, concentration de la solution désacidifiante, etc.).

 


station de désacidification
Station de désacidification de Sablé

En 1984, la Bibliothèque Nationale se lance dans l’aventure de la désacidification de masse. Elle devient précurseur dans ce domaine en Europe de l’Ouest pendant plusieurs années en passant commande d’une installation auprès de la société Mallet qui avait collaboré avec le CRCDG pour les études préliminaires. Les premiers essais démarrent en 1987 et l’installation commence à avoir un fonctionnement régulier en mars 1988. Depuis cette date, plus de 250 000 documents de la BnF ont été désacidifiés à Sablé.

 

Rappel du procédé

Il se déroule en trois étapes :

  • Les documents sont déshydratés à 50°C à l’air chaud suivi d’un séchage sous vide pour amener la teneur en eau du papier à moins de 0,5 %. Cette étape est indispensable afin d’éviter la précipitation du produit actif sur le document. En effet, la solution traitante est très sensible à l’eau. Cette phase dure environ 48 h.
  • Les ouvrages sont ensuite imprégnés sous pression par un mélange de fréon 134a qui a un rôle de solvant et de vecteur pour entraîner la solution active au coeur des volumes fermés. La très faible viscosité du fréon est mise à profit pour faciliter l’imprégnation. Cette opération a une durée de deux heures. A titre indicatif, le fréon 134a est également employé dans les centrales de climatisation.
  • La réserve alcaline se crée à température ambiante dans une étuve ventilée sous forme d’oxyde de magnésium par réaction de l’humidité de l’air sur le produit actif. Au cours de cette étape, il se libère de l’alcool en même temps que se forme la réserve alcaline. Cet alcool est éliminé par ventilation pendant trois jours au moins au sein de cette étuve. Après ce traitement, le pH du papier devient neutre ou alcalin (le pH remonte de 4 points environ) et l’oxyde de magnésium formé dans le réseau fibreux du papier constitue une réserve alcaline de 0,4 % à 1,5 %, lui conférant une stabilité à long terme.

 

Les petits inconvénients du procédé

Tous les procédés de masse actuels se déroulent en milieu liquide. Ce milieu comporte cependant certains inconvénients.

Tout d’abord, certains types d’encres ont parfois tendance à se solubiliser :

  • quelques encres rouges d’imprimerie peuvent diffuser dans le papier, en raison de la présence d’alcool dans le solvant ;
  • En ce qui concerne les encres manuscrites, il apparaît que les encres à la plume de couleur noire ne posent pas de problèmes. Les encres rouges et bleues peuvent parfois couler de façon très minime. Par contre, les encres modernes (stylo bille, stylo feutre) diffusent facilement quelque soit la couleur.

En ce qui concerne les papiers, seuls les papiers couchés glacés ne conviennent pas. D’une part, leur réseau fibreux est tellement colmaté que le dépôt d’oxyde de magnésium est négligeable et d’autre part, la surface très lisse du papier couché est légèrement affectée par endroit et ne réfléchit plus la lumière de façon uniforme, d’où la formation d’irisations, observables selon certains angles. Cela peut être gênant et inesthétique dans le cas de volumes comportant des planches hors-texte, des reproductions ainsi que des photographies. Le choix de traiter ces documents dépend en grande partie de leur valeur iconographique.

 

Les livres comportant des couvertures pelliculées peuvent également poser des problèmes :

  • les premiers papiers pelliculés des années 1960/1970 étaient recouverts d’acétate de cellulose. Ce film a une nette tendance à cloquer et à se rétracter. Le fréon liquide qui imprègne encore les couvertures se vaporise trop vite et soulève le film. Le problème pourrait être limité si l’on procédait à une très lente recompression du fréon.
  • Les papiers plus récents sont pelliculés avec un film de polypropylène. Ces films ne cloquent pas mais peuvent parfois adhérer entre eux s’ils sont en contact étroit.

Les demi-reliures en cuir subissent sans dommage ces traitements tandis que les demi-reliures en parchemin ne le tolèrent pas : le parchemin se rétracte et la reliure ne se ferme plus parfaitement.

Tous ces cas particuliers ne touchent que 2 à 3 % des volumes rencontrés dans les collections, un minimum de présélection est donc nécessaire.

 

Le problème suivant concerne plutôt les reliures que les brochages et est propre à tous les procédés de désacidification de masse actuels. Un léger dépôt de poudre blanche peut parfois se former à l’intérieur des plats et sur les premiers et derniers feuillets. Peut­être cela est-il dû à la proximité des cartons difficiles à déshydrater. Ces dépôts sont des particules d’oxyde de magnésium (magnésie) en excès qui ne présentent pas de dangers potentiels pour le document ni pour le manipulateur. La gêne occasionnellement rencontrée peut se manifester par une légère sensation de sécheresse au niveau des mains. Ces dépôts constatés sur les ouvrages peuvent se retirer facilement par brossage ou aspiration.

Sur les reliures récentes, une cambrure des plats peut être constatée.

Pour des raisons pratiques, seuls les petits formats (28 cm x 19 cm) sont désacidifiés. Très exceptionnellement, les grands formats (28 cm x 38 cm) peuvent éventuellement être traités. Il en coûte 126 euros HT le mètre linéaire pour des prestations de service externes. Cela représente environ 6 euros HT/kilo pour les reliures et environ 13 euros HT/kilo pour les brochages.

 

En conclusion, les procédés de désacidification de masse sont très efficaces pour stabiliser les papiers acides en cours de dégradation. En revanche, pour les documents très acides et très dégradés, une désacidification est inutile, car la résistance mécanique de ces papiers est trop faible. Cependant, pour les documents rares et précieux appartenant à cette catégorie, une désacidification suivie d’un doublage peuvent être envisagés. Par exemple, des manuscrits d’un auteur célèbre réalisés sur du papier brouillon pourraient être traités de cette manière.

Des tests réalisés sur des ouvrages traités il y a quinze ans montrent qu’ils sont restés stables au niveau du pH et de la réserve alcaline.

Au vu des quantités de documents à traiter, il est difficile d’envisager le traitement exhaustif des documents acides de l’ensemble des collections. Des priorités de traitement sont à établir, elles s’appuient sur une politique plus globale de conservation des collections.

Il est nécessaire de rappeler que pour obtenir des résultats satisfaisants, il faut trier les ouvrages à traiter. Il n’en demeure pas moins que la désacidification de masse constitue à l’heure actuelle le meilleur moyen de prévenir la dégradation à long terme du papier du 20e siècle.

 

 

Nathalie Buisson, Département de la Conservation, laboratoire
Alain Lefebvre, Département de la Conservation, laboratoire