Matériaux de conservation

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Les effets des gommes à effacer
sur la cellulose du papier

in Actualités de la conservation, n° 19

Les gommes à effacer sont principalement utilisées dans les actions de maintenance et de dépoussiérage des documents souillés. Omniprésentes dans nos ateliers, elles constituent un panel d’objets à la composition, la couleur et la texture extrêmement variées. Au delà des exigences requises pour un traitement ou un document donné, entre deux gommes aux propriétés physiques similaires, le choix n’est pas toujours évident.

Nombre de gommes à effacer ont fait l’objet d’études scientifiques approfondies, visant à déterminer leur composition chimique et à évaluer les effets d’un gommage sur l’état de surface (texture, état des fibres, jaunissement) des documents graphiques et photographiques. Insistant sur le fait qu’une élimination minutieuse des résidus doit être effectuée après gommage, certaines de ces études montrent que malgré tous les soins apportés à cette opération, des particules peuvent rester emprisonnées à l’intérieur des pores du papier.

Que deviennent ces résidus sur le long terme, quels effets peuvent ils avoir au cours des années sur la cellulose du papier elle-même ? C’est à cette dernière question que nous avons tenté de répondre.
L’étude menée au Laboratoire Scientifique et Technique avait donc pour objectif de suivre l’état de dégradation de la cellulose de deux types de papiers soumis à un vieillissement artificiel : l’un constitué de linters de coton et l’autre, de pâte chimique de résineux blanchie ; cette cellulose ayant été préalablement mélangée à différents types de gommes à effacer : factice, vinylique et styrène butadiène.
La technique d’analyse utilisée pour évaluer cet état de dégradation était la chromatographie d’exclusion stérique.

 

Composition chimique des gommes étudiées

Les 4 gommes choisies dans le cadre de cet article font partie de celles que l’on retrouve le plus souvent dans les ateliers et appartiennent aux principales catégories de gommes à effacer disponibles sur le marché :

  • Mars Plastics pour les gommes à base de polyvinyle chlorure (PVC)
  • Wishab pour les gommes à base de styrène-butadiène
  • Poudre Stouls et Design Artgum pour les gommes à base d’huile réticulée (factice)

Les polymères et plastifiants ont été déterminés par spectrométrie Infra-Rouge à transformée de Fourier tandis que la composition en éléments chimiques a été déterminée grâce à un système d’analyse X couplé à un microscope électronique à balayage.

Le tableau ci-dessous regroupe les informations concernant les gommes qui nous intéressent ici, mais à titre d’information, nous y avons également ajouté celles d’autres gommes qui sont en cours d’analyse.

Tableau 1 : composition d'une série de gommes à effacer
Nom commercial Plastifiants majoritaires Polymère majoritaire Analyse élémentaire
(% massique +/- 10%)
PVC Stouls phtalate PVC O=37,7 ; Al=0,3 ; S=0,1 ; Cl=32,4 ; Ca=25,5 ; Ti=4,0
Topgom SF30-SF
(Pentel)
phtalate PVC O=39,0 ; Al=0,2 ; Si=9,9 ; S=0,1 ; Cl=45,1 ; Ca=17,4 ; Ti=0,2
ZF11 (Pentel) phtalate PVC O=34,1 ; Si=3,0 ; S=0,1 ;Cl=25,7 ; Ca=25,0 ; Ti=0,1
Mars Plastic (Steadtler) phtalate PVC O=39,9 ; S=0,18 ; Cl=33,4 ; Ca=23,5 ; Ti=3,0
Design Artgum
(Faber Castell)
phtalate + huile factice O=18,6 ; Mg=1,9 ; Si=0,1 ; S=33,9 ;Cl=37,6 ; Ca=7,9
Document cleaning Pad
(Lineco Inc.)
huile factice O=45,9 ; Mg=12,6 ; Si=12,1 ; S=11,9 ; Cl=12,5 ; Ca=4,8 ; Ti=0,1
Architecte (Maped) phtalate + huile minérale factice O=51,2 ; Mg=0,7 ; Al=0,6 ; Si=0,2 ; S=3,5 ; Cl=3,1 ; Ca=34,5 ; Ti=6,1
Poudre Stouls huile minérale factice O=53,7 ; Mg=3,3 ; Si=2,9 ; S=2,8 ; Cl=2,1 ;Ca=33,2 ; Ti=1,9
Wishab huile copolymère de styrène butadiène O=37,7 ; Na=6,2 ; Mg=0,6 ; Al=0,4 ; Si=2,4 ; S=19,6 ; Cl=9,0 ; K=6,5 ; Ca=1,4 ; Zn=16,3

O=oxygène ; Na=sodium ; Mg=magnésium ; Al=aluminium ; Si=silice ; S=soufre ; Cl=chlore ; K=potassium ; Ca=calcium ; Ti=titane ; Zn=zinc

Tableau 2 : composition des papiers analysés
  Echantillon 1 Echantillon 2
type de pâte 100% coton blanchi 100%résineux chimique blanchi
encollage alun colophane (0,5%) alun colophane (0,5%)
charge minérale aucune aucune
pH 4,5 4,5

 

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Vieillissement artificiel

La composition des deux types de papier analysés est détaillée dans le tableau 2. Avant vieillissement artificiel, 0,1 g de chaque papier a été réduit en poudre dans un mixer puis mélangé à 0,2 g de gomme également mixée. Déposé à l’intérieur de flacons en verre, le mélange a été compressé afin d’assurer le meilleur contact possible entre la gomme et les fibres de papier. Le tout a été ensuite mis à vieillir 3 et 6 semaines dans une enceinte climatique réglée à 65% d’humidité relative et 80°C.

 

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Chromatographie d’exclusion stérique

Pour évaluer l’état de dégradation de la cellulose du papier, nous avons choisi d’utiliser la chromatographie d’exclusion stérique (CES). Par rapport aux techniques d’analyse plus « traditionnelles » que sont les tests mécaniques, peu précis et particulièrement avides d’échantillon ou la mesure viscosimétrique, qui tolère difficilement la présence d’additifs comme les charges ou l’encollage, la CES s’est révélée particulièrement adaptée à l’étude de la cellulose des papiers apprêtés. Extrêmement sensible, elle permet de déceler une dégradation même précoce de la cellulose et requiert des quantités très faibles d’échantillon.

Cette technique est basée sur la séparation des molécules selon leur taille. Elle consiste à utiliser une colonne métallique remplie de particules poreuses de très petit diamètre (5 ?m) dont les pores ont une taille déterminée et adaptée à la nature des produits analysés. Ces derniers sont dissous dans une phase liquide et sont véhiculés au travers de la colonne grâce à un système de pompes. Au contact des micro particules, les petites molécules vont pénétrer à l’intérieur des pores tandis que les grosses vont traverser la phase sans être retardées. Il en résultera une séparation des différentes molécules constituant l’échantillon de départ, les plus grosses d’entre elles sortant de la colonne en premier et les plus petites en dernier.

La cellulose du papier étant constituée d’une très grande variété de molécules de différentes tailles, on obtient donc après analyse, un profil chromatographique similaire à ceux présentés dans la figure 1 et dont le sommet correspond à la quantité maximale de molécules de masse m contenues dans l’échantillon initial. Plus ce pic se déplace vers les plus faibles masses, plus l’échantillon est dégradé. Il est possible à partir de calculs statistiques, d’évaluer la masse moléculaire moyenne en poids de l’échantillon (Mw); ainsi, plus cette masse est faible, plus l’échantillon est dégradé.

 

graphique.

Figure 1 : profils chromatographiques de la cellulose d’un papier coton non vieilli
et vieilli 6 semaines à 65% d’humidité relative et 80°C.

 

Ainsi, après chaque vieillissement (3 semaines et 6 semaines), chaque échantillon de papier a donc été séparé des particules de gomme puis analysé par CES.
Les résultats sont compilés dans les figures 2 et 3.

 

graphique
Figure 2 : masse moléculaire moyenne en poids (Mw) d’un papier à base de pâte chimique blanchie mélangé à de la poudre de gommes et vieilli artificiellement (65% HR ; 80°C)
graphique
Figure 3 : masse moléculaire moyenne en poids (Mw) d’un papier à base de coton blanchi mélangé à de la poudre de gommes et vieilli artificiellement (65% HR ; 80°C)

 

Conclusions :

  • même après 6 semaines de vieillissement, la cellulose des papiers coton ou résineux mise en contact avec la gomme Mars Plastics est toujours moins dégradée que celle des mêmes papiers témoins (vieillis seuls, sans contact avec une gomme),
  • après 6 semaines de vieillissement, les 3 autres types de gommes : Design Artgum, poudre Stouls et Wishab accélèrent la dégradation de la cellulose. La plus nocive est la Design Artgum ; viennent ensuite la Wishab puis la poudre Stouls.
  • l’effet des gommes sur les papiers est légèrement différent selon qu’il s’agit d’un papier coton ou d’un papier fabriqué à partir de pâte chimique de résineux : après 3 semaines de vieillissement, par rapport aux témoins vieillis, la cellulose du papier à base de résineux est bien moins dégradée que celle du papier coton (par exemple, en contact avec la gomme Design Artgum, le papier à base de résineux perd 10% de sa Mw tandis que le papier coton perd 50% de sa Mw). Toutefois, après 6 semaines de vieillissement, la perte de Mw par rapport au témoin est sensiblement la même pour les deux types de papiers, et ce, quelle que soit la gomme utilisée.

 

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Conclusion

Les résultats obtenus grâce à la CES, semblent confirmer ceux des études précédemment menées, à savoir que la gomme vinylique (Mars Plastic) est la moins délétère d’un point de vue chimique, pour la cellulose du papier. Nous avons montré que des 3 gommes analysées, la Design Artgum est la moins recommandable ; viennent ensuite la Wishab puis la poudre Stouls.

Les gommes ont des compositions complexes et extrêmement variables d’une marque à l’autre et d’un lot à l’autre. Il est donc difficile de généraliser à l’ensemble d’une famille, les résultats particuliers obtenus à l’issue de cette étude (Mars Plastics pour les gommes vinyliques, Design Artgum pour les factices, etc.). Pour confirmer ces tendances, d’autres gommes devront être analysées.
On remarquera toutefois que la nocivité d’une gomme semble liée à la quantité de soufre qu’elle renferme :

Design Artgum (33,9%), Wishab (19,6%), poudre Stouls (2,8%) et enfin, Mars Plastic (0%) dans l’ordre décroissant de nocivité.

Ces résultats doivent néanmoins être relativisés. Même si elles permettent de comparer l’éventuelle nocivité des matériaux utilisés en conservation restauration des documents patrimoniaux, les conditions de vieillissement utilisées peuvent être qualifiées « d’extrêmes ». Par ailleurs, après dépoussiérage minutieux à la brosse douce, nous n’avons observé (au microscope électronique à balayage) qu’une quantité très infime de particules résiduelles déposées dans les papiers après gommage.
Ces tests n’ont pas pour issue de condamner l’utilisation de certaines gommes à effacer dans les ateliers, mais devraient plutôt aider les restaurateurs à choisir parmi les gommes dont ils disposent, la moins nocive pour un traitement et/ou un document donné.

 

 

Thi-phuong Nguyen
Stéphane Bouvet
Myriam Eveno